jp : % # * # tf* - < i v i V £ LES TERRASSES DE LOURMARIN — I NOËL VESPER L'INQUIETUDE DÉMOCRATIQUE LYON IMPRIMERIE DES « TERRA.SSËS » f~ y\y c\ f 1/ ^ «î'y^t^ A^-o^ e s—J— «- —J) ISU^^,' j /\ ondes. Sérénus est aussi dans son atelier et le Philosophe dans ses abstractions... La scie grince sur la pierre. Certainement, notre hôte et l'Architecte, par un exquis dosage d'applaudissements et d'intérêt en¬ tendu, rendent à une bonne et solide équipe d'ouvriers le goût de l'œuvre bien faite et le sentiment de la naturelle aristocratie que constituent un à un chaque métier, Sur ce coin de terre française, nous tenions ainsi une œuvre de bonne fortune, le présage pourrait en gagner le ciel dans une plus grande étendue. . . Or, c'est environné de signes rassurants que vous paraissez avec ce visage sombre parmi les lauriers et les pins!.. Rendez à votre esprit sa coulu mière élasticité. Qu'y a-l-il donc? La Ilaute- Silésie passe t elle définitivement à l'Alle¬ mand, malgré nos intérêts les plus certains, lajustice la plus évidente du bon-droit polo¬ nais, et les garanties les plus nécessaires à la paix future? L'Angleterre convoite-t-elle toujours de s'assurer la complicité du gou¬ vernement des Soviets, pour qu'elle traite ce pays diminué comme une sorte d'im¬ mense terre barbare qu'elle expertise, jus¬ qu'à ce que le magnifique empire des Tsars puisse un jour être élevé à la qualité de Dominion de l'empire britannique? La ca¬ rence de notre gouvernement devient-elle de plus en plus avérée ? A l'intérieur, tout ce qui est vibrion reprend-il force dans le corps national? La Chambre bleu-horizon ne peut vous décevoir une fois de plus, le décret de clôture lui est signifié ; ainsi que le Sénat vous impatienter, où percerait la politique de l'ancien parti d'avant-guerre : les sénateurs sont aux champs. L'Admi- nistration n'en fera ni plus ni moins. Les • — II — préfets veillent au nouvel ordre moral, Nos communistes, il est vrai, remettent une nouvelle fois en question les principes éter¬ nels et les conditions naturelles du gouver¬ nement des hommes, qu'après tant de siècles, qu'il y a des peuples et qui sont gou¬ vernés, on devrait enfin croire définitive¬ ment acquis! Mais c'est une aventure com¬ mune depuis l'immortelle Révolution ! C'est un usage passé dans les mœurs! C'est une pratique de l'individu, maintenant! C'est un vice de l'esprit, mon cher Ingénu! Ilases plaisirs, seulement ils sont coûteux, el surtout il fermente je ne sais quoi de sombre el de bilieux dans cette volupté qui deman¬ derait, pour être convenablement exprimée, du style de Genève, Ne croyez pas que je profite de ce que vous soyez de confession dite réformée, pour vous considérer voué sans réserve à de si pauvres joies ! Je dis- 12 — cerne en vous une autre race. Du plus an¬ cien de votre sang, vous êtes de la meil¬ leure latinité. Sans cela vous ne vous plai¬ riez pas avec nous ! Voici que vous m'en¬ traînez à un long discours dans le seul des¬ sein de vous détourner de toute inquiétude, et j'ignore cependant de quelle sorte est le souci dont vous êtes tout contracté. L'Ingénu. —Eh! mon ami, ce qui fait qu'on vous appelle plaisamment le Pervers, c'est que vous effrayez toujours un peu par une sorte de clairvoyance où vous excellez. Que vous avez dû user de l'esprit et du cœur pour en connaître si bien jusqu'aux liga¬ tures! Vous avez en passant, d'une façon légère, mais je la soupçonne très étudiée, oui, vous avez en toute science et en toute intention bien délibérée, si exactement défini mon espèce d'inquiétude que vous n'échap¬ perez pas à la nécessité d'un autre discours — i3 — plus sérieux! Pour vous y engager, je vous l'avoue donc : je souffre d'avoir chaque ma¬ lin à me faire une opinion. J'entends qu'en bon citoyen je dois posséder mon avis sur les affaires du jour, à supposer que l'Etat m'en aif assuré une information correcte, aussi peu trouble qu'il importe ! Au fond cette obligation ne me déplaît pas tout à fait, car est-il un Fiançais, un Romain ou un Byzantin qui n'aime à discourir sur des affaires publiques et qui ne fasse des plans de campagne pour les généraux, des traités pour les diplomates? Mais, remarquez-le, mon ami, ce qui garantirait la qualité de ce plaisir, c'est qu'au moins on fût en repos sur les principes, c'est que ce ne fût pas sur eux qu'on fût appelé dès son réveil à se prononcer, comme si l'univers tout entier était à recommencer chaque matin! Or, c'est une évidence, et elle est bien en- — l'l — nuyeuse, on m'invite jour après jour à un examen de conscience politique qui. j'oserais dire, ne porterait pas tant sur les actes mo¬ raux du gouvernement que sur les fonde¬ ments mêmes de la foi. Je sens que je mêle les matières. Au reste, vous souriez, car vous me guettiez là. Eli bien, soit, je vais faire tout votre jeu, et je vous exprime clai¬ rement toute mon impression. Je ne vou¬ drais pas que vous me croyiez trop ingénu au point de ne rien saisir des difficultés, et que je puisse ignorer combien dans tout pays et de tout temps s'imbriquent l'une dans l'autre Politique et Religion. Voilà le point vif de mon inquiétude. On m'a déréglé de mes fonctions en l'un et l'autre domaine. Quand j'aurais eu tant de goût à être un bon citoyen et un bon pa¬ roissien, on m'a demandé d'être docteur de l'Eglise et docteur en démocratie. Le Pervers. — En effet, malheureux ci¬ toyen, quelle fièvre on a jetée en vous ! que vous pouvez y consumer inutilement de vous-même! Comment conserverez-vous intactes l'élasticité, la vigueur, nécessaires dans ce perpétuel énervement ? Quelle source déplaisirs et de voluptés permis aux sages, vous laissez corrompre; quand je pense que vous descendez de votre chambre en portant ce front concentré dans l'épa¬ nouissement du matin! Et votre mal est si insupportable que vous avez la rage de vou¬ loir le communiquer à d'autres, à vos amis... Allez ! vous êtes dangereux! Quoi¬ qu'on vous aime, il est parfois prudent de vous fuir. On vous voit avancer avec ter¬ reur ; on ne sait pas si la première parole que vous direz ne va pas tout mettre en émeute dans le cercle des plus paisibles honnêtes gens ! Je ne sors qu'en surmon- tant la crainte odieuse qu'il ne soit immé¬ diatement question, au premier pas que je ferai, des principes du gouvernement des hommes et de l'obligation irritante qu'on va me Jaire de me prononcer tout de suite là-dessus. Et pour moi je crois que les siècles se sont suffisamment ex¬ pliqués sur l'essentiel, et que nous n'avons pas à tout moment à remettre la vie en dis¬ cussion, sans quoi on ne sortira jamais plus de rien ! Or, ce que je liais en vous c'est cette fureur sur les principes, et c'est ce qui montre contre vous que vos prin¬ cipes sont faux; car vous ne les avez éta¬ blis qu'en contradition et tout ce qui con¬ tredit n'est, pas invention, n'est pas nature. Contradicteurs par l'établissement même de vos principes, vous perpétuez en vous cette rage de contredire. Ne vous faites pas plus saint et, plus consciencieux que cela; ce n'est pas pour vous accommoder à la raison que vous disputez toujours de la foi des âmes ou du gouvernement des hom¬ mes, vous avez commencé par dire : non ! et votre fatalité c'est de continuer à le dire ; vous avez d'abord pris parti, et votre fata¬ lité c'est, quoi que vous fassiez, de rester toujours un parti et de ne pouvoir arriver à être jamais un gouvernement. Il y a là contre vous un anathème certain. Vous ne gouvernerez jamais. Jamais, en effet, vous ne pacifierez les esprits et vous ne réglerez les fonctions. Vous excellez trop à tout dé¬ régler. Vous avez créé un organe mons¬ trueux, l'opinion, et vous lui faites tout absorber. Par vous, le genre humain est définitivement divisé, et, par vous, les choses sont jetées dans la confusion. J'aimerais goûter les bienfaits d'une civilisation élé¬ gante et régulière, et c'est entendu, je suis - 18 — un pervers, car ce simple désir, pour lequel cependant les siècles nous ont faits, vous parait monstrueux. Il me semble que l'hu¬ manité avait conçu, pendant l'hégémonie française, un ordre satisfaisant, sensible¬ ment supérieur à celui de Rome parce qu'il avait plus de spontanéité, et à celui d'Athènes parce qu'il avait plus de cohé¬ sion ; c'était lorsqu'autour d'une fonction royale, c'est à dire suprême, mais non abso¬ lue, toutes les autres fonctions s'équili¬ braient entre elles, s'appuyaient à celle-ci et la délimitaient. Formule de gouverne¬ ment si heureuse que la raison seule n'au¬ rait pu la construire et qu'il a fallu que la nature favorable y aidât! Je n'oublie pas non plus comment l'esprit chrétien y a poussé. Mais justement cet accord, formé par les trois facultés constantes de l'homme: le physique, la raison, la religion, il garan- tissait assez la perfection dé l'ouvrage. Je ne veux pas reprendre DeMaislre : vous finirez par le lire! Il vous dira que si vous n'aviez pas jeté la discussion la plus violente et la plus inutile parmi les hommes, l'Europe, sortant de la période de préparation et de croissance toujours un peu fiévreuse, s'avan¬ çait, dans le sentiment de sa sécurité et de sa force, vers des progrès tout nouveaux de sciences. Vous avez retardé de beaucoup l'esprit humain. Vous l'avez troublé, décon¬ certé, énervé de sopliismes, empoisonné d'idéologie; vous l'avez obligé à revenir constamment sur des vérités naturelles qui, une fois pour toutes, quand on était arrivé à un ordre qui assurait à la fois la sécurité et la liberté des citoyens, ne devaient plus ctre discutées pour quelque abus et quel¬ ques minuties défectueuses. Vous avez mis sous nos pieds un sol branlant, sur nos têtes un toit miné, autour de nous des murs mal étayéset vous nous avez dit : « Savant, voilà ton laboratoire ! Homme d'étude, voilà ton cabinet ! » Et nous avons tra¬ vaillé, mais enveloppés de cette menace. Encore si vous ne nous aviez pas appelés à prendre parti. Mais des clameurs envelop¬ paient ce malheureux logis et des ruées de foules le traversaient... Il fallait ou prendre son parti du malheur de la Cité et tout abandonner à l'envahissement des barbares ou s'obliger à n'être plus que d'un parti, au lieu d'être de la Cité:1 Alors, ce qui nous était donné pour servir à l'homme et à la nation, notre plume, notre parole, nos pin¬ ceaux, et la lyre elle-même, ô misérables, dignes des plus funestes noms qui puissent déshonorer tout ce qui est l'ennemi des hommes, vous avez essayé de l'acquérir pour vos abominables factions ! Sans doute, 21 — vous allez m'établir le tableau de uos pro¬ grès; mais d'abord, tel quel, il ne vous appartient pas, il s'est fait en dehoi-s de vous par l'isolement volontaire, par l'ascé¬ tisme social des plus énergiques de nos sa¬ vants, de nos écrivains et de nos artistes, qui vous ont évité, qui vous ont fui, qui ont travaillé comme si votre tumulte n'exis¬ tait pas, comme si vos appels ne leur par¬ venaient point, et qui ont cm jambe tout ce que votre pouvoir, ivre d'opinion et jaloux de la faire, leur jetait entre les jambes, ou d'embûches ou d'honneurs, ou de déco¬ rations ou de fange... Montrez votre art officiel : une pensée ou une œuvre qui relè¬ vent légitimement de votre régime en ce qu'elles auront de fécond et de vrai ! La terrain, où sourd l'invention rafraîchis¬ sante, ce n'est pas celui, battu, piétiné, de vos démagogies; c'est celui, enclos, des personnalités jalouses de leur propre règne, celui des hommes royaux, les Oints et les Princes qui détiennent les prin¬ cipes... Réfléchissez mieux aux noms, c'est le chapitre premier de la Métaphysique première, a dit l'auteur du Pape '. L'Ingénu. — Ne nous reprochez pas, mon sévère ami, des maux ou des inconvénients qui sont le propre de l'humanité! Toujours les hommes ont disputé; toujours ils se sont mêlés de produire des théories sur la conduite des affaires et sur la forme des sociétés. La Bruyère nous montre les nou¬ vellistes de notre fameux grand siècle ; la cour avait aussi ses politiques et les princes des partisans ; la royauté quelque¬ fois soupçonnait, suivait la trace des me¬ nées souterraines contre la personne royale ; enfin, puisque j'ai eu le tort de laisser voir 1 J. de Maistre. mon inquiétude d'espèce démocratique et que vous en faites un grief à la doctrine républicaine, pourrai-je vous assurer qu'il y a une inquiétude nécessaire, car elle ex¬ cite au développement, au progrès, au changement ; par elle l'être est préservé de s'endormir dans une torpeur; les eaux qui ne sont pas agitées se corrompent... De quoi souriez-vous P Le Pervers. —,le me souviens des mares stagnantes, c'est ainsi qu'avant la guerre on nommait l'état de croupissement, où la politique avait fait tomber les arrondisse¬ ments français. Avouez que votre lyrisme vous a trop entraîné... Eh oui, mon cher Ingénu, nous savons qu'on peut faire bien des remarques pénétrantes sur l'utilité de l'inquiétude. Pour une doctrine, comme celle de l'évolution, c'est, si l'on peut dire, le moteur des progrès et des changements — a4 — delà vie. Notez qu'on peut alors la nommer diversement ou Nécessité, ou Désir, ou As¬ piration, ou Idéal, ou Foi. A travers ces de¬ grés le caractère d'inquiétude varie bien, jusqu'à ce qu'on ne retrouve plus rien qui en soit une. Et je n'estime pas qu'on passe nécessairement d'un degré à l'autre; non ! l'échelle a été faite du premier coup, avec tous les échelons, sans quoi il n'y au¬ rait pas d'échelle. De même on commence à douter fort que sous l'aiguillon de l'in¬ quiétude les espèces se soient versées les unes dans les autres en se succédant; j'en ai le regret, mais l'inquiétude ne porte pas jusqu'à cela, mon cher Ingénu, que le singe ait jamais aspiré à bien jaire l'homme, comme le voudrait Aristote. L'homme, oui, a eu cette inquiétude, qui est une aspiration, mais dans les limites de sa nature et pour remplir toutes les exigences de celle-ci. Or, — 20 — quand une nature donnée est arrivée à son point de perfection, va-t-elle se livrera l'in¬ quiétude, comme vous la concevez, de fa¬ çon à sortir de cet heureux état d'équilibre? La fixité des espèces démontre que non. Lorsqu'elle en est à la réussite, c'est-à-dire à la satisfaction de tout ce que comporte une nature donnée, alors la Nature s'arrête, elle semble s'immobiliser, se fixer, elle en¬ tend tout conserver; mais n'allez pas dire que c'est là une abdication, un repos, une torpeur : Malheureux, vous croyez donc qu'il faut nécessairement se détruire ou se mutiler pour manifester que l'on vit? Vous ne voyez pas que cet équilibre merveilleux d'une forme achevée, soit être, soit société, doit être comme recréé perpétuellement et que Dieu pour être création, disent les phi¬ losophes, n'a pas nécessairement à créer de nouveau mais simplement à créer conti- 3 — 2 () nuellement ce qui est déjà créé, et bien créé par Lui dès la première fois. Il y a parmi les tempéraments des hom¬ mes, de pauvres êtres qui sont inquiets, ce ne sont pas ni les plus saints, ni les plus forts, ni les plus réussis, et on ne voit pas non plus qu'ils aient le succès. Ils se con¬ sument beaucoup et dans cette agitation incroyable de l'esprit ils finissent par ne rien produire. Il en est des Etats comme il en est des individus. S'il fait son aliment de l'inquiétude, quelle vigueur pense nous donner notre gouvernement?... Or, qui paraît le plus inquiet, sinon qui n'est pas à sa place, qui en sort, qui ne connaît plus ses propres limites, qui veut s'employer à tout et se croire digne de tout ? L'esprit de confusion est bien net dans la République ; il entretient ainsi cette perpétuelle inquié¬ tude, autant, que vous y êtes appelés par l'exercice intempérant de l'opinion. Vous n'échapperez par aucun côté à ce que vous soyez marqués de ce signe et vous n'échapperez pas à ce que ce signe soit un anathème. Tout se tient dans la logique révolutionnaire, mais c'est une chaîne d'er¬ reurs. Elle nous lie, si je puis dire, à la perpétuelle mobilité ! Il en vient toujours l'inquiétude. Ceux qui se tiennent à un point fixe, de terre ou de ciel, ceux qui ont des dogmes, réussissent à être invariables et surs. Sûrs de toutes façons, car pour au¬ tant qu'ils n'ont pas cette inquiétude de toujours changer de place ou d'opinion, on sait où les trouver et commen t on les trou¬ vera toujours. Cela metbiende la facilité dans la conduite humaine! Vous, si vous êtes fidèle à l'humeur de votre doctrine, toujours vous glissez, et cela chez vous ne s'appelle pas reniement ou trahison, cela s'appelle — a 8 — plus commodément progrès, de sorte que vous jetez la confusion dans les mots mêmes, dans les idées et dans les senti¬ ments. C'est à vous qu'appartient ce su¬ prême ridicule, cette peur visible de ne pa¬ raître jamais assez avancé, de sorte que la tactique révolutionnaire est de la plus folle puérilité ; il suffit pour s'assurer l'avenir d'adopter les opinions extrêmes, on verra courir à soi la clientèle démocratique; par¬ tout où se dresse un geste de déraison, les républicains se ruent, et les sages, s'il en est parmi eux, sont bousculés ! Qu'il soit décrété que le fin du fin de l'intégrité démocratique consiste à se vêtir de pantalons rayés et l'on aura les Sans-Culottes ! Dieu garde qu'un jour, il ne vienne à être dit que pour être un pur il faille prendre le contre-pied de tout ce qui est naturel, on verrait ce peuple marcher sur la tête. Eh! je ne raille pas, — 2Ç) — mon excellent ami, c'est votre fond tout cela ! Vous parlez de l'individualisme et vous arrivez au conformisme le plus saugrenu. Vous parlez de l'opinion, mais vous avez habitué l'opinion aux plus étonnants so- phismes, car l'étourdissant de la sorte, vous l'empêchez de raisonner et vous la possédez mieux. Vous parlez des droits de l'homme, mais vous n'êtes pas arrivé à faire une so¬ ciété, vous avez fait des troupeaux : le peuple de la Liberté devient le plus mou¬ tonnier qui ait jamais été tondu! Le dégoût commence à monter devant vos députés, qui, à la fin de leur législature, sont tou¬ jours sortis du programme dans lequel ils fu¬ rent élus. Le glissement à gauche constitue toute leur psychologie et fait juger de leur caractère ou de la force de corruption que développent plutôt les institutions parle¬ mentaires. Le dégoût monte devant un gou- vernement qui est toujours manœuvré sans qu'on sache jamais exactement par qui ou par quoi, mais en tout cas toujours com¬ plaisant pour ce qui est toujours plus à la gauche, car cette orientation c'est votre Mecque, pauvres fétichistes que vous êtes ! C'est votre pierre noire! C'est votre Ivaaba ! Le dégoût monte, monte devant votre idéo¬ logie que l'estomac ne supporte plus ! Il monte, il monte, il monte, et c'est de la stupeur encore, mais bientôt ce sera de la colère, de la douloureuse pitié, de la san¬ glante indignation tout à la fois, l'universel mépris, lorsqu'on verra ce que votre illu¬ sion a fait de l'immense Russie, et votre tourbillon fatal étant parti de chez nous pour aller finir en cyclone là-bas, soyez sûrs que c'est tout votre mouvement qui s'y épuise dans les boues et dans les ruines, et qu'au même moment devait naître, au point — 3i — même d'où votre vertige s'est élancé, un mouvement contraire qui, se produisant là où il faut et au moment qu'il faut, se trouve suffisamment désigné pour vous vaincre et vous dominer. Je vous assure, mon cher Ingénu, que votre genre d'inquiétude ou d'agitation n'est pas celui qui assainit les eaux sociales, même quand il y décliaine d'épouvantables tempêtes. L'homme est fait pour choisir entre ses impulsions et n'obéir qu'aux meilleures ; il est évident qu'il y a une inquiétude salu¬ taire, c'est celle d'aspirer et au plus et au mieux; il s'en trouve aussi de brouillonnes. Votre régime a pour celles-ci d'obscures préférences. Si je voulais vous découvrir l'abîme des profondeurs métaphysiques d'où monte, comme une vapeur de i'Ar- verne, votre esprit de contradiction, vous — 3a — seriez étonné de l'abîme, mais non de l'étourdissement qu'il peut donner au cer¬ veau. Il n'est rien de plus concevable que de délirer quand on ne lient pas à la Nature, et de flotter quand de parti-pris on cherche à se passer du sol. L'Ingéxu. —■ C'est une merveille, vous allez faire de nous des mystiques, quand il est clair que nous sommes les premiers à être partis de l'homme, et que nous sommes fondés par cette origine à nous élever contre toutes les Théocraties ! Le Peiiveus. — Oh ! l'Ingénu, vous con¬ fondez tous les termes ! Vous partez de l'homme, mais on vous l'a déjà demandé, de quel homme? Est-ce de l'homme natu¬ rel, ou surnaturel même, c'est-à-dire vrai¬ ment réel d'un côté ou de l'autre? Non, mais c'est de l'homme abstrait, l'homme suffisamment dégagé de tonte particularité pour devenir une pure essence de l'huma¬ nité, un de ces universaux dont disputaient déjà, au temps d'Abailard, nominalistes, réa¬ listes et conceplaalistes. Vous proclamez les droits de l'Espèce, mais en les rendant inu¬ tilisables pour l'individu, carne considérant cetindividu que par là seulement où il peut être ramené à l'universalité de l'espèce, vous refusez de tenir compte en lui des élémen ts bien plus nombreux et. bien plus sensibles qui l'en font distinguer. Vous donnez donc des droits à l'homme, mais vous les négli¬ gez en chaque homme. Je finis, dans votre Etat par n'être représenté ni comme Fran¬ çais, ni comme provincial, ni comme com¬ munal, je ne le suis ni dans ma religion, ni dans mes mœurs, ni dans mon éduca¬ tion, ni dans ma valeur, ni dans mon mé¬ tier, ni, ce qui est plus fort, dans mon foyer. Tout cela ne vous intéresse pas : un - 3/i — naturalisé d'hier, un suspect, un vicieux, un ignorant, un inutile, un réfractaire comp¬ tent autant qu'un homme dont les ancêtres ont toujours répondu à l'appel de la nation et qui en furent les pères, autant qu'un citoyen utile, entendu, honnête, considéré, chef d'une nombreuse famille, supportant les charges les plus lourdes de l'Etat. Baga¬ telles que cela! Un seul point vous inté¬ resse dans l'homme : son opinion. Vous est- elle favorable? Vous serait-elle hostile? Il ne vaut que par cela. Or, cela c'est ce qu'il y a de plus changeant, de plus variable en l'homme, déplus inquiétant. C'est par cela d'ailleurs que les hommes s'emplissent de haine et c'est sur cela principalement qu'ils sont divisés. Moi vous appeler des mystiques! Grand Dieu, non, quoique d'autres l'aient fait ! Les mystiques ac¬ colaient trop à l'homme surnaturel, mais l'homme surnaturel est au moins une réa¬ lité ; car sans cela y aurait-il des religions ? L'homme surnaturel reste appuyé sur la nature, mais vous, vous en sortez, vous êtes des idéologues et surtout des abstrac- teurs de quintessence dont se moquerait formidablement Rabelais! Que ne vous eut- il connus ou devinés! Vous ne construisez pas, en prenant votre appui sur Dieu, je vous l'accorde, mais où croyez vous le prendre sur l'homme? Vous êtes amateurs des nuées, c'est ce qu'on vous a dit.., Qui construit sur Dieu peut toujours s'entendre avec qqi construit sur l'homme. Voyez De Maistre et Auguste Comte! De Maistre, en effet, est purement physicien dans ses principes du gouvernement des hommes, car il recueille ces principes en pleine na¬ ture, avec le sentiment qu'ils y sont dé¬ posés en germe par l'Auteur Souverain des choses, et il se persuade en cette foi quand il constate que si l'on veut les quitter on s'égare, et que le grand prin¬ cipe d'erreur c'est de construire artificielle¬ ment par la seule raison le gouvernement des nations. Or, cette erreur c'est la vôtre, De Maislre s'entend avec Auguste Comte; mais qui peut s'entendre avec vous dans le chaos d'opinions particulières que vous pro¬ posez pour des principes, ne sachant pas que les principes sont toujours des com¬ mencements et que les commencements ne se trouvent que dans la nature... ? Un homme n'est qu'un groupement de qualités, comme tout être, et vous faites tomber ses qualités une à une, afin d'arriver à conclure que n'importe quel homme peut être l'égal de tout autre, car dans cette éga¬ lité purement théorique, oh! que vous triomphez! que vous êtes à l'aise! que vous vous épanouissez ! Vous êtes là dans une sorte de néant, qui vous est naturel et dont vous goûtez le caractère, si je puis dire, en ce qu'il est à la fois impersonnel et tyrannique: nulle personnalité ne pouvant résister à cette compression continuelle des régimes égalitaires, à cet étouffement par la foule et par la masse, à cette prépondérance du poids matériel sur les élans de l'esprit et sur ses divines répulsions envers le vulgaire! Votre fureur c'est l'égalité, et rien ne sé¬ crète en l'homme autant de fiel et ne sou¬ lève autant de bile, c'est une autre raison de votre inquiétude! Cette passion vous met hors de la nature, hors de la vie, hors de la société véritable qui, les unes et les autres, ne la supporteraient que comme un poison. De la liberté, vous n'avez jamais qu'un sens négatif, car vous craignez toute tête qui s'élève pourvu qu'elle puisse être nommée, — 38 — alors que vous supportez celles qui vous commandent dans l'ombre parce que dans l'ombre on ne les nomme pas. Cela est juste! Votre égalité ne pourrait être satis¬ faite que dans l'impersonnalité totale de tous les citoyens et vous ne pouvez y at¬ teindre, toujours contrarié par les forces vives de ces nations ; alors vous vous con¬ tentez de cette ombre d'impersonnalité que peut fournir Y anonymat et qui recouvre les personnalités les plus suspectes comme les plus dangereuses pour la liberté! Vous ne savez donc pas que ce qu'on nomme, on en est toujours un peu le maître? Il suffit de pouvoir nommer l'autorité, de lui donner un nom personnel, pour qu'elle ne soit plus absolue, car elle se trouve alors défi¬ nie. L'imprécis, le vague, le nébuleux, le chaotique, l'indéterminé, l'impersonnel, l'unifoirne, voilà les vrais instruments de l'oppression, et rien n'a si peu de liberté que le néant. Au contraire, toute affirma¬ tion fait paraître un alentour ; toute défini¬ tion se trace des limites et s'interdit de les dépasser; toute autorité se circonscrit au¬ tant qu'elle s'affirme et par là elle sort de l'absolu, elle accorde des libertés, elle re¬ connaît des franchises, elle consacre les êtres qu'elle réussit à grouper. Réfléchissez à cela. Le fond de votre inquiétude ne serait-il pas d'être comme un troupeau sans berger, une armée sans chef, que travaille une peur obscure sans nom et sans forme, et qui s'attend toujours aux coups du des tin parce qu'elle ne sait plus comment le désigner? Fort heureusement nous sommes encore régentés par une royauté indirecte, car nous avons nécessairement un nom pour le danger le plus proche et le plus constant. Tant que nous pourrons nommer f — t\0 — . tout haut le Germain, nous aurons une espèce de gouvernement et nous formerons encore une nation. En vérité, je ne concevais d'abord chez vous qu'une seule variété d'inquiétude, et je la formule encore une fois, car il faut la bien marquer — c'est celle qui vous pous¬ sait à remettre en question des principes et des faits, qui pour le bonheur et le profit de l'homme auraient dû être acquis pour toujours, autrement il faudrait désespérer d'arriver jamais à quelque ordre satisfaisant dans la société humaine; mais je vois que vous êtes une proie facile et naturellement vouée à un plus grand nombre de furies que n'en souffrit Oreste ! L'Ingénu. — Quoi, vous nous désignez par des mots choisis, donnés en éternel reproche à la nation allemande et à sa pen¬ sée! Me croyez-vous si ignorant que je ne — 4i — sache en quel discrédit sont tombées toutes les métaphysiques de l'Absolu, depuis que la Germanie en a abusé'? C'est toujours votre redoutable perversité : sans y paraître, vous voulez nous confondre avec ceux que nous venons de combattre et de vaincre. Allez- vous aussi nous expulser de la communion française et nous faire fils de Luther Le Pervers. — Indivisibilité de la nation! Jamais vous n'avez été hors de la pure race, et de la plus vieille sur notre sol ! Rassurez- vous ! Je vous ferais procéder, si vous le souhaitiez, de la perpétuelle mobilité gau¬ loise ; mais quoi, vos apologètes maladroits, vos pères et vos historiens ont les premiers proclamé l'Allemagne, ils se sont orientés vers Wittemberg, on a cru que vous en veniez. En venez-vous? Vos indéniables affi¬ nités procèdent-elles du plus authentique esprit de la Germanie à travers la Réforme ! La véritable question c'est que vous avez ces affinités : elles vous ont toujours quelque peu désarmés en face du prestige germain. Vous vous ressemblez, mais vous avez pu, sans doute, pousser sur notre sol. Vous vous ressemblez, dis-je ! C'est votre métaphysique qui leur ressemble, mais non votre sang! Cela suffit cependant pour qu'un penchant invincible vous incline de ce côté. Plus vos partis sont révolution¬ naires, moins ils ont de vertu française ; est-ce un fait cela, voulez-vous que je vous le mâche, si je puis parler brutalement? Je vous renvoie aux journaux, les vôtres. L'intérêt de l'Allemagne est deux fois dé¬ fendu, par l'Allemagne d'abord, ensuite par des Français. Je voudrais que l'intérêt de la France eût un égal bonheur. L'Ingénu. — Quelle vivacité, cher ami ? Le Pervers. — Je l'avoue, car à votre in- - 43 - quiétude démocratique j'oppose mou in¬ quiétude française !.. Tenez, comment avcz- vous commencé quand vous m'avez abordé tout à l'heure ? J'ai bien remarqué le mot au passage. Il vous dépeint. Vous vous leviez avec un souci contrariant des ten¬ dances du pays; à un tel moment où il s'agit surtout des affaires de la patrie, où ce dont il est urgent de se préoccuper, c'est de savoir si nous sommes encore gouvernés et comment! A un tel moment vous êtes inquiet seulement de l'orthodoxie de la na¬ tion!.. Je vous ai dissimulé d'abord mon propre souci, mais il portait cependant sur un point plus vital que le vôtre. N'avez- vous jamais entendu dire que les gens in¬ quiets sont les moins aptes à conduire leurs propres affaires et les moins habiles à di¬ riger leur vie ? ils ne voient pas quelque¬ fois le principal à force de minuties. L'in- quiétude fait l'office d'obturateur. J'ai peur que vous n'ayez rendu le peuple inconscient des conditions et des intérêts de son exis¬ tence après l'avoir enivré de mots, car l'in¬ quiétude se dépense aussi en discours. Fût- il jamais tant parlé, sinon sur le Pnyx à Athènes P Je sais que j'introduis là un beau nom, mais ce lustre est-il bien garanti ? _\ous n'avons que les bonnes harangues, on l'a observé je crois, et c'est bien peu en proportion du Ilot d'insanité et d'extra¬ vagance qui dût souiller cette tribune. Au reste, la cruelle jalousie de la démo¬ cratie athénienne me dépeint votre inquié¬ tude sous un autre caractère, c'est celui de la consommation d'hommes que faisait cette brillante Athènes, toujours usant de l'ostra¬ cisme contre ses généraux, ses orateurs ou ses sages, et celui de La consommation de caractères que vous faites plutôt, car l'éner- - 55 - gie antiqûeayant disparu, il n'est plus besoin pour la démocratie de bannir les hommes, il suffit de les avilir. C'est une prétention égale, commune à la Réforme et aux Républiques, de forger en pleine et solide matière humaine des caractères d'une trempe inflexible, destinés à renverser les idoles et les tyrans. Mais Polyeuctc courait au supplice. Si vos Reli- gionnaires, mon cher Ingénu, dans la pre¬ mière âpreté du parti, furent d'une intran¬ sigeance presque aussi belle, cependant l'au¬ tel où on les voit trop courir est celui des fonctions publiques... Et quant auxRrutus, ils ont abondé, en effet, car on se fait en¬ core assez facilement un cœur ferme à tuer ; toutefois, il n'est plus d'incorruptibles ! D'où pourrait venir cette double faillite, de gens qui partaient pour des vertus si hautes, pleins d'un froid et résolu dédain — 46 - pour les complaisances de la casuistique et les frivolités de la cour ? On a vu, dans le même temps où les uns prenaient les places de l'Etat, nos routes se couvrir de re¬ ligieux et de saintes filles qui gagnaient l'exil par fidélité à leur habit, et tandis que les au¬ tres montraient une singulière inconstance d'opinion, une fluctuation surprenante de sentiments et de doctrines, les princes mal¬ heureux eurent toujours leurs partisans qui ne varièrent jamais. Allons, vous ne mo¬ nopolisez ni le désintéressement ni le cou¬ rage ! Ce sont toujours vertus humaines qui peuvent appartenir à tous... Je trem¬ blais, pour les avoir, qu'il me fallût changer de foi et de principes! mais depuis long¬ temps j'ai vu qu'il n'en était rien. Une goutte d'eau tombant d'heure en heure peut creuser le plus dur rocher; il faut le dire, et quand même vous auriez eu des cœurs de marbre, l'inquiétude in¬ cessante est un dissolvant terrible du carac¬ tère. Supposez qu'on s'interroge chaque jour pour savoir si l'on est dans le vrai, on finit par dissoudre le vrai à ce jeu. On tuera même la matière de vérité, laquelle est en nous une disposition naturelle à mieux nous reposer dans le vrai que dans le faux; mais doutant de la nature, on en doit sortir et on ne peut plus jamais être naturel. Si les principes premiers sont alors toujours discutés, comment peuvent- ils devenir des principes d'action ? Ce que j'ai commencé hier, suivant une foi qui jus¬ qu'alors me parut probable, serai-je sûr de l'achever demain si je ne sais pas d'avance, par une résolution certaine, et par une ha¬ bitude heureuse en moi, que demain je n'irai pas remettre en question la foi qui m'a d'abord engagé à agir. Le menuisier — 48 - n'a pas chaque matin un doute nouveau sur l'excellence des procédés mille fois éprou¬ vés pour façonner le bois. Il estime que la varlope et le rabot n'ont pas à être perpé¬ tuellement modifiés. Il y a bien une forme pour l'outil qui ne peut être dépassée quand il est parfaitement adapté à son usage. Nous sommes arrivés à ce point de perfection depuis des siècles pour nos meubles, nos ustensiles, nos mets, tout ce qui fait nos commodités et qui contribue à notre bien- être, mais d'après vous, nous n'y aurions jamais atteint dans l'organisation générale de l'existence alors que nous avons si heu¬ reusement réussi pour le détail ! A qui ferez-vous admettre cette incapacité qui se¬ rait désolante? C'est pourtant ce doute qui est le jouet subtil de votre inquiétude, et par ce doute vous serez toujours retardés ! Youlez-vous que nous adoptions une atti- — 49 — tude vraiment libre en ce temps-ci, vrai¬ ment féconde? Notre groupe d'amis doit enfin l'inaugurer et nous en avons parlé fortement hier soir, mais vous manquiez, et je vais donc vous résumer l'entretien afin que vous en soyez d'accord avec nous, de sorte que nous nous trouvions désor¬ mais, et tous ensemble, définitivement orientés vers une sorte de vérité neuve et antique à la fois. Nous y sommes décidés par ce lieu lui- même, ce lieu qui, sans que nous en bou¬ gions, nous propose quelques instants par¬ faits de la civilisation. Voyez ! Ces molles collines allongées dans le Sud, qui ne sem¬ blent que du condensé de ciel, portent les ruines grecques de Vernègues, les colonnes d'un temple de déesse ; au-delà Arles som¬ meille avec ses trophées et ses tombeaux ; mais voici la proue de Sainte-Victoire qui 5 domine la campagne romaine d'Aix, et qui fend les flots apaisés d'une plaine aux lignes magnifiques de grand siècle; nous sommes en terre d'Avignon, c'est-à-dire avec la Rome de l'Empire et la Rome des Papes. La Renaissance porte ici un air d'Italie; l'ombre laurée de Pétrarque sou¬ pire près de l'immortelle fontaine, tou¬ jours énamourée. Dans cette combe, qui s'ouvre devant nous, taillée en pleine roche, une voie romaine, transversale aux deux grandes voies qui réunissaient la Narbon- naise à la Péninsule, rencontre la vieille tour romane de Saint-Symphorien. Arles, c'est la Rome des Légions et du Christia¬ nisme ; Avignon évoque les siècles du Moyen-Age à la Renaissance ; Aix raconte surtout le roi René, les cours d'amours, la vie provinciale, les libertés des Parlements et la prospérité de nos rois. De toutes parts, — 5i — le passé merveilleux nous presse. Nous sommes dans une nef du grand temple latin. Nous avons eu aussi notre siècle. Nos pre¬ miers religionnaires, les Vaudois, ont for¬ tifié les flancs de ce Lubéron, où des ves¬ tiges celtiques témoignent que les hommes chérissent toujours les mêmes lieux. L'at¬ mosphère d'un drame religieux a fulguré sur ce petit pays. Ce rocher mystique, dressé comme une pointe au centre du vil¬ lage, attira la foudre, vers l'époque même où une grande dame intrépide édifia cette demeure élégante, assez énigmatique pour nous qui essayons d'en retrouver le des¬ sin... Vous le constatez, il ne manque rien à la dialectique de ce pays; c'est depuis la Ré¬ volution qu'il a connu l'état de torpeur et d'épuisement où la vie pléthorique de Paris a jeté les provinces que l'Etat lui avait li- 52 — vrées. La vie locale y diminue comme là- bas le débit de sa large rivière à la robe de sables et de tamaris, déchirée de longues bandes étroites d'eau... Or, nous nous sommes dit à nous tous, dans cette soirée d'hier, dont je vous parle, à l'heure pacifiante de la douce nuit, quand devant nous les prés mûrs étaient blancs de lune, que si nous avions une direction à formuler, elle ne pouvait venir que du lieu même où nous étions rassemblés, car ce qu'il recelait c'étaient des trésors sûrs, ce qu'il enseignait c'étaient les disciplines salu¬ taires, ce qu'il découvrait c'étaient les points acquis, les valeurs éprouvées et les lois éternelles. Pourquoi les nier? Quelle folie d'en sortir ? Quelle outrecuidance de dire : « On n'a rien fait jusqu'à nous ! » quand justement chaque fois qu'il faut agir utilement, on est obligé de remettre ses pas exactement dans les pas de ceux qui nous ont précédés? L'un de nous se mit à déclarer : « Nous avons une position à prendre. Mieux que dans le bouillonnement perpétuel de notre capitale, qui risque d'être de moins en moins latine, nous étant reposés en nous- mêmes et en la vérité de notre propre sang, qui ne peut mentir et nous tromper, nous envisageons toutes choses en hommes vrai¬ ment libres autant que prudents. Car si nous n'avons rien à craindre, nous n'avons aussi rien à aventurer. — Il se trouve, en effet, confirma un autre, que nous avons les mêmes répugnances et les mêmes conclu¬ sions. Nous sommes assez nettement en état de disponibilité, si le service passionné de l'esprit et de la race veut nous requérir. — Il semble, dit un troisième, qu'avant la guerre les esprits pouvaient avoir des no- — 54 - tions encore assez confuses sur quelques conditions absolument nécessaires et iné¬ vitables de l'ordre et de la prospérité des sociétés. Mais maintenant, nous sentons tous qu'une clarté pratique s'est faite, et sans prétendre que nous soyons les pre¬ miers à la dégager, ou à l'élever, ne crai¬ gnons pas cependant de la reprendre et d'essayer à notre tour de la porter. D'im¬ menses ténèbres s'amassent à l'Est et nous ne serons jamais assez à veiller de toutes parts sur le foyer des antiques vestales! Le désordonné, l'informe, le bégaiement des Barbares reparaissent chez nos beaux esprits et la démocratie finit chez nous en da¬ daïsme. Dans les temps où il y avait encore un sens public et une opinion, parce qu'il régnait un ordre politique, il eût été suffi¬ sant de rire, mais aujourd'hui il faut se défier du penchant à l'inorganique dont — 55 — témoigne tout le progrès fatal de l'esprit républicain. — Nous proclamerons donc, reprit le premier qui avait parlé, qu'il y a dans le monde des points acquis, et qu'il est insensé de vouloir toujours les re¬ prendre. Nous partirons de cet axiome pour rechercher quelles sont alors ces valeurs définitives, ces sommets de l'évidence, de l'utilité et de l'ordre. Nous les désignerons ouvertement et sans fraude. Nous combat¬ trons pour eux. Que pouvons-nous de plus? Si l'univers court à sa perte, nous serons un des derniers îlots que viendront battre les flots de toute l'ignoble matière déchai- née. Mais nous vaincrons, des signes pro¬ videntiels se lisent!... »—Et nous nous le¬ vâmes, certains de nous ! Voilà, mon cher Ingénu, l'espérance que nous nous sommes enseignée. Nous en voyons l'heureux symbole dans l'œuvre, à — 56 — la fois humble par la modestie des moyens et patricienne par le souci que nous y portons, qui nous assemble en ce château d'un ancien duc, gouverneur de plusieurs provinces. iNous disputons les pierres à la mort. Nous ne sommes pas des grands, nous ne construisons plus : nous sommes des héritiers et nous préservons, mais nous ne voulons pas tout finir à nous- mêmes, nous voulons aussi léguer et nous restaurons! Il faut une espérance pour guérir toute espèce d'inquiétude. La vôtre ne résistera pas à notre labeur fait d'amour. Venez, mon cher Ingénu ! Nous nous re¬ trouverons ce soir sur ces mêmes terrasses pour nous entretenir de ces destinées en faveur de qui nous nous sommes tous conjurés !